À la mémoire d’une amitié.
Où retrouver un ami qui n’est plus là dans l’affection, dans l’amour,
dans la complicité, dans la reconnaissance, dans tous ces lieux de
l’amitié ?
Peut-être dans une nouvelle
Carte du Tendre,
comme celle de Madame de Scudéry, la carte allégorique qui dessinait les
lieux de la tendresse.
Oui, mais si maintenant je repense au parcours de mon amitié avec
Jacques et Marguerite, je pense plutôt à des dates, des dates que je
retrouve comme des bornes sur la route d’une amitié. Et là, d’emblée, je
les associe à
Schibboleth
[i],
où Celan et Jacques ont fixé dans les dates les points pour rappeler et
conserver. Voilà pourquoi je repense au jour de notre première rencontre
à Paris et, à contrecœur, au jour du dernier salut à l’aéroport de
Malpensa.
Jacques et moi, nous nous sommes connus en 1974 et, curieusement,
Jacques me l’a toujours rappelé ; on s’est rencontré tout à fait par
hasard la veille d’un rendez-vous organisé et fixé. Le poète Jacques
Dupin voulait nous proposer de travailler ensemble
[ii]
à une image qui devait associer le travail d’un philosophe et celui d’un
peintre dans un poster à grand tirage. Et donc, le lendemain, lorsque
nous nous sommes revus, on a eu le sentiment – et je crois
réciproquement – que notre amitié datait déjà de longtemps, à la fois
sûre et solide.
Pour ce projet j’avais proposé de travailler sur
Glas
[iii],
livre qui m’avait bouleversé, et comme, dans
Glas,
Jacques avait pris possession de l’écriture d’autrui, Hegel et Genet,
moi je pris possession de la calligraphie de Jacques en écrivant sur le
poster comme lui – à la grande surprise de Jacques.
Vous vous souvenez des
Affinités électives
de Goethe et vous vous rappelez qu’Ottilie s’était mise à écrire comme
Édouard pour lui montrer son amour. Aujourd’hui je pense que,
inconsciemment, j’ai imité la calligraphie de Jacques, peut-être pour
lui offrir mon amitié.
Les adieux, oui, les adieux, nous nous les sommes faits en Italie. La
date était le 19 juillet, le lendemain du séminaire sur la
Pensée du Tremblement,
qui avait eu lieu à la Fondation du Dessin, sur le lac Majeur, créé
aussi avec Jacques – séminaire qui a vécu les tremblements et les
disputes et qui était devenu, selon Jacques, la préfiguration d’un autre
séminaire, dirigé par lui-même, sur le tremblement de la pensée.
Le soir du dernier jour, le séminaire s’est achevé par un concert de
musique classique de l’Inde. Je me souviens qu’au moment de prendre
l’avion, Jacques m’a rappelé la petite histoire jaïne que j’avais
racontée à l’occasion de la présentation du concert. Il y avait des
aveugles qui voulaient connaître la forme d’un éléphant : celui qui
touchait l’oreille pensait que l’éléphant avait la forme d’un éventail,
et celui qui touchait une patte pensait qu’il était comme une colonne.
La dernière chose qu’on s’est dite avec Jacques concernait donc des
aveugles – ce qui me ramène à son exposition au Louvre,
Mémoires d’aveugles,
et à un tableau de Ribera,
L’Aveugle de Gambazo,
que nous avions commenté ensemble.
J’avais beau être au courant de la gravité de la maladie de Jacques,
j’ai cependant nié l’idée de ne plus le voir. Moi-même aveuglé, je
l’appelai d’Italie le dimanche matin.
[i]
Voir: DERRIDA, Jacques,
Schibolleth, pour Paul Celan,
Paris, Galilée (La Philosophie en effet), 1986.
[ii]
Consulter à ce propos : HUBERT, Renée Riese, « Derrida, Dupin,
Adami : ‘‘ Il faut être plusieurs pour écrire’’ » Yale French
Studies, n° 84, 1993.
[iii]
DERRIDA, Jacques,
Glas,
Paris, Galilée (Débats), 1974 ; Denoël/Gonthier (Bibliothèque
médiations n° 203 et n° 204), 1981. |
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